Dans un football italien rongé par l’argent roi, Cristiano Lucarelli, attaquant engagé et politisé de Livourne affiche haut et fort ses opinions. Né à Livourne, le 4 octobre 1975, Cristiano Lucarelli s’est rendu célèbre en 2003 pour avoir quitté le Torino en première division afin de rejoindre Livourne en deuxième division, mais surtout pour avoir refusé un milliard de lires pour revenir à Turin une fois Livourne de retour en série A. Un choix judicieux qui lui permet de terminer meilleur buteur du championnat italien avec 24 réalisations. Après un an d’absence, Lucarelli a fait son retour dans le club de son cœur l’été dernier. Dans un football miné par l’argent roi, la corruption, s’éloignant de la tradition populaire avec la place prépondérante des investisseurs privés, entretien avec un joueur qui n’hésite pas à aller à contre-courant.
Vous avez toujours voulu jouer à Livourne, que signifie porter le maillot de ce club pour vous ?
Cristiano Lucarelli. Livourne, c’est mon rêve. Mon premier match dans un stade, je l’ai vécu dans le virage nord du stade de Livourne. J’avais un an et demi ! Enfant, je rêvais de jouer pour ce club. En grandissant, j’ai conservé cette passion alors que mes amis étaient fans de l’AC Milan, l’Inter, la Juventus. J’aurais fait la même chose si l’équipe avait été en troisième division. Contribuer à son retour en première division a rendu la chose encore plus belle.
Est-ce l’image de ce club populaire, fidèle à ses valeurs ouvrières, qui vous a attirée?
C.L: Ce sont avant tout les idéaux de cette ville, des idéaux de gauche (le Parti communiste italien fut fondé à Livourne en 1921 – NDLR). Il y a ensuite la façon dont les gens vivent en fonction de l’équipe. Ils l’aiment. Les joueurs qui y viennent se lient à cette ambiance, à la ville. D’où cette unité entre l’équipe, les supporters. Ce sentiment d’appartenance va bien au-delà du football.
Comment jugez-vous le public italien ?
C.L: En Italie, je suis assez pessimiste, car 90 % des groupes de supporters tendent désormais vers la droite, avec parfois des dérapages, car ils disposent souvent d’armes blanches. À Livourne, les ultras maintiennent une identité de gauche. J’espère que, comme ceux de Terni ou d’autres villes, ils réussiront à maintenir ce credo politique.
L’axe politique en Italie se déplace de plus en plus à droite, comment revenir aux valeurs qui ont été la base de la République italienne ?
C.L: Contrairement à des grandes villes comme Rome ou Milan, il est difficile pour Livourne qui ne compte que 160 000 habitants, de diffuser ses opinions, sa manière de voir le monde, c’est pourtant ce que je tente de faire dans ce contexte aux dimensions réduites. En plus, la majorité des médias est aux mains de Berlusconi. Tous ceux qui essayent de faire changer les choses sont vite muselés.
Est-ce la raison qui vous a poussé à fonder un journal Il Corriere di Livorno en 2007 ?
C.L: Il n’y avait qu’un journal à Livourne, ce qui selon moi était quelque chose de négatif, alors qu’en Italie des villes plus petites en ont trois, parfois quatre. La pluralité de l’information est fondamentale. L’idée était de rassembler des personnes au chômage et de lancer ce quotidien, qui malheureusement connaît des difficultés. Grâce à ce journal, vingt chômeurs ont retrouvé du travail et j’espère que ce projet va se poursuivre.
Votre père travaille au port de Livourne, est-ce lui qui vous a transmis ces idées de gauche ?
C.L: J’ai grandi dans une famille de gauche, il n’a pas été difficile de perpétuer cet idéal et, j’espère, non, je suis convaincu de pouvoir les transmettre à mes fils, car ces valeurs sont très importantes pour moi.
Pourquoi le monde du football refuse de s’impliquer dans des thématique sociales ?
C.L: Quand la majorité tend vers la droite, il est difficile de s’afficher comme quelqu’un de gauche. Qui le fait, comme moi, en paie les conséquences. Dans ma carrière, entre les matchs en deuxième et première division et ceux en Coupes d’Europe, j’ai inscrit 240 buts. D’autres, qui en ont marqué moins mais qui ne se sont pas engagés, ont eu une carrière plus prestigieuse que la mienne. Aujourd’hui, s’engager politiquement en Italie signifie quasiment compromettre sa carrière. Ça demande d’avoir de solides motivations, de suivre un véritable idéal, quitte à aller à contre-courant. Le contexte oblige le joueur à dire : « Je ne m’intéresse pas à la politique. » Mais il y a de nombreux joueurs de gauche. Nombreux sont ceux qui viennent me saluer avant un match pour me dire qu’ils partagent mes opinions, mais qu’ils ne peuvent les afficher car ils évoluent dans des clubs avec des ultras de droite, ou parce qu’ils craignent pour leur carrière.
Vos idées vous ont-elles coûté votre place en équipe nationale (5 sélections – NDLR) ?
C.L: Je suis convaincu que j’ai récolté moins que ce que je méritais.
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Paru dans L’Humanité du 4 janvier 2010, encore consultable sur le site de l’humanité.fr, cet entretien a été réalisé par Sébastien Louis, spécialiste du monde du foot italien, particulièrement des mouvements ultras. En plus de nombreux articles, Sébastien Louis est l’auteur du bouquin Le Phénomène ultras en Italie (Ed. Mare et Martin, 2006).
Emeutes de Ferguson: la lecture de classe de Kareem Abdul-Jabbar
KAREEM ABDUL JABBAR SUR LES REVOLTES DE FERGUSON
Kareem Abdul-Jabbar, pivot légendaire de la NBA, détenant le record du nombre de points marqués, continue à scorer loin des parquets, en prenant sa plume à propos des révoltes de Ferguson. Sur le papier comme sur le terrain, il bloque l’argumentation adverse, et enroule son bras pour marquer le point. Le maître incontesté du Sky hook (bras-roulé) reste fidèle à l’esprit qui le lia à Mohamed Ali ou à Bruce Lee, il continue à prôner l’union des marges, ceux que l’on nomme désormais les 99%. Dans cet article écrit pour le journal Time, il évoque en quoi une lecture uniquement raciale des révoltes de Ferguson est un piège que l’élite nous tend, comme ce fut déjà le cas en Mai 1970. Voici la traduction de l’article.
Marc Ball
Alors que les étudiants américains continuent de se mobiliser contre les interventions impérialistes des Etats-Unis au Viet-Nam, mais aussi au Cambodge, la Garde nationale débarque sur le campus de la Kent State University. Elle y tuera quatre étudiants qui manifestaient et en blessera neuf autres.
La prochaine guerre des races ne sera pas une guerre des races
Ferguson n’est pas juste une question de racisme systémique – c’est une question de lutte des classes et de comment l’Amérique pauvre est enchaînée.
Les révoltes de Ferguson dans le Missouri seront-elles un point critique de la lutte contre l’injustice raciale, ou seront-elles une note de bas de page dans la thèse d’un futur doctorant sur les troubles publics du début du XXIème siècle ?
La réponse peut être trouvée en Mai 1970.
Vous avez probablement entendu parler de la fusillade de Kent State : le 4 mai 1970, la Garde Nationale a ouvert le feu sur les étudiants manifestant à la Kent State University. Durant ces 13 secondes de coups de feu, quatre étudiants furent tués et neuf blessés, dont l’un paralysé à vie. Le choc et la colère conduisirent à une grève nationale de 4 millions d’étudiants, fermant plus de 450 campus. Cinq jours après la fusillade, 100 000 manifestant convergèrent à Washington D.C. Et la jeunesse américaine était fortement mobilisée contre la guerre du Vietnam, le racisme, le sexisme, et contre le soutien inconditionnel à l’establishment politique.
Vous n’avez probablement pas entendu parler de la fusillade de Jackson State.
Deux étudiants noirs furent abattus par la police à la Jackson State University. Les batiments en arrière plan portent de nombreux impacts de balle.
Le 14 mai, 10 jours après que Kent State embrasa le pays, à la Jackson State University du Mississipi, université majoritairement noire, la police tua deux étudiants noirs ( l’un étudiant de terminale, l’autre père d’un enfant de 18 mois) au fusil, et blessant douze autres étudiants.
Il n’y a eu aucune protestation nationale. Le pays ne s’est pas mobilisé pour faire quoi que ce soit. Ce Léviathan sans cœur que l’on nomme Histoire a avalé entièrement cet évènement, l’effaçant de la mémoire nationale.
Et, à moins que l’on ne veuille que l’atrocité de Ferguson soit également engloutie et ne devienne pas plus qu’un irritant intestinal pour l’histoire, nous devons aborder la situation non comme un énième acte de racisme systémique, mais pour ce qu’elle est : une lutte des classes.
En se focalisant sur l’aspect racial, la discussion tourne à savoir si la mort de Michael Brown – et celle des trois autres noirs non-armés tués par la police durant ce mois – est une question de discrimination ou de légitime défense policière. Alors on débattra sur le fait qu’il n’y a pas autant de racisme des noirs contre les blancs qu’il n’y a de racisme des blancs contre les noirs. (Si, il y en a autant. Mais en général le racisme des blancs envers les noirs a un impact économique sur le futur de la communauté noire. Le racisme des noirs contre les blancs n’a quasiment aucun impact mesurable.)
Alors on commencera à débattre si la police elle aussi ne serait pas une minorité en danger, également discriminée sur la base de leur couleur – le bleu. (Oui, ils le sont. Mais il y a beaucoup de facteurs à prendre en compte avant de condamner la police, notamment les pressions politiques, la formation inadéquate, et les législations obscures). Ensuite on se demandera si les noirs sont plus souvent victimes de tirs parce qu’ils commettent plus souvent des crimes. ( En fait, des études montrent que les noirs sont visés dans certaines villes, comme New York. Il est difficile d’avoir une vision nationale plus globale car les études sont lamentablement inadéquates. L’étude du Département de Justice montre qu’aux Etats-Unis, entre 2003 et 2009, parmi les morts suite à une arrestation, il y a une très faible différence entre blancs, noirs et latinos. Cependant, l’étude ne nous dit pas combien d’entre eux n’étaient pas armés).
Ces poings brandis pour les revendications de chacun détournent l’attention de l’Amérique du problème plus large qui est le fait que les cibles des excès de la police sont basées moins sur la couleur de peau que sur une affliction bien pire, digne du virus Ebola : être pauvre. Bien entendu, pour beaucoup aux Etats-Unis, être une personne de couleur est synonyme d’être pauvre, et être pauvre est synonyme d’être criminel. Ironiquement, cette idée reçue est vraie aussi chez les pauvres.
Et c’est ainsi que va le statu quo.
Ferguson – Des manifestants en hommage à Michael Brown, abattu par la police le 9 août dernier.
Le recensement Américain a montré que 50 millions d’Américains sont pauvres. 50 millions d’électeurs formeraient un bloc puissant s’ils venaient à s’organiser pour défendre leurs intérêts économiques communs. Il est alors crucial, pour les 1% plus riches, de conserver les pauvres divisés en les embrouillant par des questions sensibles comme l’immigration, l’avortement ou le contrôle des armes à feu, pour empêcher qu’ils se demandent pourquoi ils se font baiser depuis si longtemps.
Une manière de conserver ces 50 millions divisés est la désinformation. La dernière évaluation menée par Pundifact[1] sur les médias a conclu que chez Fox et Fox News Channel, 60% des affirmations sont fausses. Chez NBC et MSNBC, 46% des affirmations ont été considérées comme fausses. That’s the news, folks ![2]. Lors des révoltes de Ferguson, Fox News a présenté une photo en noir et blanc de Martin Luther King Jr avec une légende audacieuse : « Oubliant le message de MLK, les manifestants du Missouri recourent à la violence ». Ont-ils utilisé ce genre de légendes lorsque l’un ou l’autre des Présidents Bush a envahi l’Irak : « Oubliant le message de Jésus Christ, les Etats-Unis oublient de tendre la joue et tuent des milliers de gens » ?
Comment des téléspectateurs peuvent-ils faire des choix raisonnables dans une démocratie si leurs sources d’informations sont corrompues ? Ils ne peuvent pas, et c’est exactement de cette manière que les 1% contrôlent le destin des 99%.
Pire, certains politiques et entrepreneurs conspirent pour conserver les pauvres tels qu’ils sont. Dans son show comique sur l’actualité, sur la chaine de TV HBO, John Oliver a présenté le business du prêt sur jour de paye et ceux qui ainsi exploitent si brutalement le désespoir des pauvres. Comment une industrie qui extorque plus de 1900 % d’intérêt sur des prêts peut faire ça sans être inquiétée ? Au Texas, le sénateur Gary Elkins a empêché un décret de régulation, alors que lui-même possède une chaine de magasins qui pratiquent ce genre de prêts. Et le responsable politique qui harcelait Elkins sur son conflit d’intérêt, le sénateur Vicki Truitt, est devenu un lobbyiste pour ACE Cash Express à peine 17 jours après avoir quitté ses fonctions. En substance, Oliver a montré comment les pauvres sont appâtés par de tels prêts, afin qu’ils ne puissent les rembourser et soit obligés de contracter un nouveau prêt. Un cercle vicieux.
Les livres et films dystopiques tels que le Transperce-neige, le Passeur, Divergente, Hunger Games, et Elysium ont fait fureur au cours de ces dernières années. Pas seulement parce qu’ils expriment la frustration adolescente face aux figures incarnant l’autorité. Cela expliquerai leur popularité au sein des jeunes audiences, mais pas au sein de ceux qui ont la vingtaine ou même chez les plus vieux. La véritable raison qui fait qu’on afflue pour voir Donald Sutherland se faire tirer le portrait en président américain impitoyable dédié à préserver les privilèges des riches en broyant de son talon le cou des pauvres, c’est que cela sonne vrai dans une société où les 1% deviennent chaque fois plus riche alors que la classe moyenne s’effondre.
Et ce n’est pas une hyperbole ; les statistiques prouvent que ceci est réel. Selon une enquête du Pew Research Center[3], seulement la moitié des foyers américains ont des revenus moyens, une chute de 11% depuis les années 70 ; le revenu médian de la classe moyenne a baissé de 5% au cours des dix dernières années, et la santé globale a chuté de 28%. Moins de personnes (à peine 23%) estiment qu’ils auront assez d’argent pour prendre la retraite. Le plus accablant de tout : moins d’Américains que jamais auparavant croient dans le mantra du rêve américain, s’en sortir en travaillant dur.
Mais au lieu de s’unir contre le véritable adversaire – les politiques passifs, les législateurs et personnes au pouvoir – nous tombons dans le piège de se retourner les uns contre les autres, dépensant notre énergie à se battre contre nos alliés au lieu de nos ennemis. Et ce n’est pas qu’à propos de race et de partis politiques, c’est aussi une question de genre. Dans son livre Unspeakable Things: Sex, Lies and Revolution[4], Laurie Penny suggère que le déclin des opportunités de carrière pour les jeunes hommes les fait se sentir dévalués aux yeux des femmes ; et la conséquence de cela, c’est qu’ils projettent leur rage non pas sur ceux qui causent le problème mais sur ceux qui en subissent également les conséquences : les femmes.
Photo de manifestants lors des rassemblements nocturnes en hommage à Michael Brown. Les émeutes se sont répétées de nombreuses nuits d’affilée. Les affrontements avec les forces de l’ordre, qui ont massivement fait usage de gaz lacrymogènes, ont été intenses.
Oui, je sais que c’est injuste de dépeindre les plus aisés en grossissant ainsi le trait. Il y a de nombreuses personnes ultra-riches qui sont également présentes pour leur communauté. Rendus humbles par leur propre succès, ils cherchent à aider les autres. Mais ce n’est pas le cas de la multitude de millionnaires et de milliardaires qui font pression pour réduire les bons alimentaires, pour ne pas alléger la dette de nos étudiants et pour empêcher toute extension du droit au chômage.
Avec chacune de ces fusillades/morts par asphyxie/légitimes défenses meurtrières, la police et le système judiciaire sont vus comme les exécutants d’un statut quo inique. Notre colère monte et les révoltes demandant justice s’en suivent. Les chaines d’actualité interview tout le monde et les pundits[5] désignent les coupables.
Et ensuite ?
Je ne dis pas que les manifestations de Ferguson ne sont pas justifiées – elles le sont. En réalité, nous avons besoin de plus de manifestations à travers le pays. Où est notre Kent State ? Que faut-il pour mobiliser 4 millions d’étudiants dans une manifestation pacifique ? Parce que c’est ce dont on aura besoin pour évoquer un véritable changement. La classe moyenne doit rejoindre les pauvres, et les blancs doivent rejoindre les Afro-Américains dans de grandes manifestations, pour déboulonner les politiques corrompus, pour boycotter le business de l’exploitation, pour passer des lois qui encourage les opportunités économiques pour tous, et pour punir ceux qui spéculent sur notre avenir financier.
Sinon, tout ce que nous allons avoir, c’est ce que nous avons eu de Ferguson ; une poignée de politiciens et de célébrités qui expriment leur sympathie et leur indignation. Si nous n’avons pas de projet politique précis – une liste de ce que nous voulons changer et comment – nous continuerons à nous rassembler encore et encore auprès des corps assassinés de nos enfants, parents et voisins.
J’espère que l’avenir donnera raison à John Steinbeck quand il écrit dans les Raisins de la colère : « La répression ne sert qu’à renforcer et souder les opprimés ». Mais je suis plus enclin à faire résonner le « Inner City Blues » de Marvin Gaye, écrit l’année après les fusillade de Kent State et Jackson State.
Inflation no chance / To increase finance / Bills pile up sky high / Sending that boy off to die / Make me wanna holler / The way they do my life / Make me wanna holler / The way they do my life
L’inflation, aucune chance / Pour accroître les finances / Les factures s’accumulent jusqu’au ciel / envoyant ce garçon mourir / Ça me donne envie d’hurler / La façon dont ils foutent en l’air ma vie / Ça me donne envie d’hurler / La façon dont ils foutent en l’air ma vie
Notes (probablement du traducteur):
[1] PunditFact est un projet du Tampa Bay Times qui passe au crible les déclarations de blogueurs , experts, analystes et autres invités des plateaux TV et des journaux.
[2] « C’est ça les infos les amis ! ». Jeu de mots avec le célèbre « That’s all folks » de la Warner.
[3] Think Tank non partisan basé à Washington
[4] « Choses indicibles : Sexe, Mensonges et Révolution »
[5] Un Pundit est une personne, journaliste, blogueur, sans mandat officiel qui intervient dans les médias pour donnait son avis, ses analyses.